mardi 23 septembre 2014

La rouille



Sheela contemplait la masse rouge sang qui envahissait progressivement la surface du lac. La tache se déployait en arc de cercle, grouillant à la surface comme une armée d’êtres minuscules lancée à la conquête du plan d’eau pour atteindre la rive où elle se trouvait. La tache était encore loin mais il lui sembla qu’elle avait gagné du terrain depuis la dernière fois. Les nénuphars de son côté de la rive étaient toujours là et, à travers l’eau limpide, elle pouvait apercevoir les petites grenouilles vertes qui apparaissaient et disparaissaient en une brasse nonchalante. Passé la limite de la mousse rouge, par contre, rien ne bougeait. Même les libellules bleues se tenaient à distance, limitant leur ballet aérien à une dizaine de mètres de la frontière entre les deux eaux.
Sheela choisit un galet sur la grève et le lança de toutes ses forces vers le centre du lac. Le caillou heurta la surface en soulevant une gerbe d’eau claire et les remous concentriques se propagèrent rapidement à l’assaut de la mousse rougeâtre. Celle-ci recula un instant sous la poussée des vagues et Sheela pouvait presque voir les minuscules vaisseaux pirates tanguer sous la houle. Elle imaginait les microscopiques équipages s’accrochant désespérément aux cordages tandis que leurs navires se fracassaient sur la tempête qu’elle avait déchainée. Vague après vague, les remous vinrent heurter les premières lignes, les repoussant de quelques centimètres à chaque fois. Puis les cercles faiblirent progressivement jusqu’à n’être plus que de fins rayons, aussi impuissants contre la marée rouge que les reflets de la Lune.
Sheela resta un long moment à observer la surface de l’eau, jusqu’à ce que l’ombre vienne progressivement l’envahir. L’astre solaire avait atteint la crête des montagnes à l’ouest et disparaissait à vue d’œil. 


— Il est l’heure de rentrer, mademoiselle Sheela. Ce n’est pas prudent de rester ici.
La jeune fille se tourna vers le nouvel arrivant. Depuis combien de temps était-il là ? Max pouvait, selon les circonstances, être aussi silencieux qu’un chat ou aussi bruyant que si on lui avait attaché une batterie de casseroles. Il était ce soir en mode furtif.
— J’ai fait reculer la rouille, Max.
Elle crut déceler l’ombre d’un sourire sur son visage. Peut-être. C’était difficile à dire avec lui. Il n’avait pas un jeu d’expressions très varié.
— La rouille ne recule pas, mademoiselle Sheela.
— Si, si, je t’assure. Regarde, tu vois bien, non ?
Max suivit la direction de son doigt et resta ainsi une demi-seconde, immobile, avant de se retourner vers elle.
— Je suis désolé, mademoiselle Sheela, elle a progressé de douze millimètres et quatorze microns depuis la dernière fois. Au rythme actuel, elle aura entièrement recouvert le lac d’ici deux mois, treize jours, huit heures….
Sheela laissa échapper un rugissement et d’un geste brusque envoya une poignée de graviers dans sa direction. Ils rebondirent sur lui avec un bruit de pluie sur des carreaux. Il n’avait même pas essayé de les esquiver.
— Tu m’énerves avec tes maudits calculs ! Je te dis qu’elle a reculé !
Max resta immobile un moment avant de s’incliner légèrement.
— Pardonnez-moi, mademoiselle Sheela. J’ai fait une erreur. La rouille a effectivement reculé. Il faudrait rentrer maintenant, il est tard.
Son expression n’avait pas changé. Sheela aurait parfois aimé le voir se fâcher ou se mettre en colère, mais elle ne savait même pas si c’était possible.
— Pfuut ! Tu n’es pas très drôle, Max. Et tu es une vraie poule mouillée.
Max ne répondit pas. La jeune fille haussa les épaules et se laissa reconduire à la demeure. Derrière eux, la surface du lac était embrasée par les rayons du soleil couchant et durant un instant, il sembla que toute sa superficie s’était enflammée.



***

— Pouah ! Ça a l’air dégoûtant !
Sheela contemplait en faisant la grimace l’assiette que Max venait de déposer devant elle.
— Mademoiselle Sheela peut être rassurée, c’est tout à fait mangeable.
Il se tenait droit comme un i à côté de la table, vêtu d’un vieux tablier de cuisine et d’une toque de chef qu’il avait dénichée Dieu savait où. Il prétendait que cela était requis pour assumer ce genre de fonction et n’en démordait pas malgré les moqueries de la jeune fille. Celle-ci touillait du bout de sa cuillère un morceau de couleur indéfinie qui flottait dans une épaisse soupe verdâtre.
— Tu n’es pas en train d’essayer de m’empoisonner, n’est-ce pas ?
— Mademoiselle Sheela sait que c’est tout à fait impossible. Non pas que l’idée ne m’ait pas effleuré…
— Quoi ?
— C’est de l’humour, mademoiselle. Mademoiselle Sheela m’a fait remarquer hier que je n’étais pas doué pour cela. J’essaie de m’amender.
— Ce n’est pas drôle du tout ! Et ton truc, là, on dirait du vomi !
— C’est pourtant tout à fait comestible.
— Peut-être, mais il faudrait d’abord que ça ait l’air appétissant ! Tu comprends ce que c’est, appétissant ?
— Ce mot fait partie de mon vocabulaire. Il me semble néanmoins que c’est un aspect négligeable, et parfois même trompeur, des qualités nutritives…
Sheela laissa échapper un long râle.
— Pitié ! Épargne-moi tes leçons. Tiens, regarde, je mange. Mais tu pourrais quand même faire un effort… Tu as des nouvelles de Papa ?
— Aucune nouvelle information, mademoiselle Sheela. Mais je ne peux en tirer aucune conclusion. Il est sans doute hors de portée. Aimeriez-vous réécouter son dernier message ?
La jeune fille ne répondit pas. Cela faisait bientôt trois semaines qu’il était parti, la laissant seule avec cette andouille. Max n’était pas un mauvais bougre mais c’était un modèle de base, conçu pour le travail de ferme et le bétail. Pas vraiment adapté aux échanges avec les humains. Il faisait des efforts, pour sûr, mais parfois, quand il la regardait avec cet air particulier, Sheela se demandait s’il n’aurait pas préféré qu’elle fût une vache. 
— Il avait dit une semaine tout au plus, bougonna-t-elle. Je m’ennuie à mourir ici. Et avec ton bras foutu, tu n’es bon à rien.
Max émit un cliquètement métallique. C’était rare chez les androïdes de sa génération qui avaient été conçus pour se fondre avec la population humaine. Mais le pauvre vieux partait en pièces. Il bougea lentement les doigts de la main droite et des étincelles grésillèrent au niveau de son épaule.
— Je suis désolé, mademoiselle. J’ai bien essayé de me réparer mais il n’y a plus de pièces de rechange. Je peux néanmoins effectuer la plupart des tâches…
— Ouais, ouais, ça va. T’es pire qu’une vieille poule. Bon, en tout cas, je ne vais pas rester ici à me morfondre pendant des mois à regarder la rouille tout engloutir. Il doit forcément y avoir des endroits où nous pouvons nous réfugier, n’est-ce pas ? Je ne sais pas, en Amazonie ou quelque part. Papa va trouver une solution.
— C’est certain, mademoiselle Sheela. Votre père va trouver un endroit sûr.
— Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’on ne va pas t’emmener, Max. Tu es vraiment inutile.
Max ne dit rien. Une chose que les hommes n’avaient jamais réussi à enseigner aux robots, c’était la notion de mortalité, de fin inéluctable qui attend tout être vivant. Certains disaient que c’était ce qui séparerait à jamais les androïdes des humains, la certitude que leur existence prendrait irrémédiablement fin un jour. Même la rouille, semblait-il, n’avait pu changer cela.
Max entreprit de débarrasser la table. Son handicap l’obligeait à faire plusieurs aller-retours pour mener la tâche à bien. Lorsqu’il eut fini la vaisselle, il se débarrassa de la toque et du tablier avant de revenir dans le salon. Sheela s’était positionnée devant la baie vitrée et regardait l’horizon. 
— Je dois m’occuper du potager, à présent. Mademoiselle Sheela aura-t-elle besoin d’autre chose avant que je me retire ?
La jeune fille lui tournait le dos et ne répondit pas.
— Mademoiselle…
— J’ai entendu, gros balourd. Regarde, elle est partout.
Max se rapprocha dans un léger cliquètement. La maison était située au sommet d’un promontoire et par temps clair comme aujourd’hui, on pouvait voir à des kilomètres à la ronde. À part l’enclos verdoyant qui entourait la maison et le bout du lac qui n’était pas encore atteint, on n’apercevait qu’un tapis ininterrompu de pourpre. 
— On va l’arrêter, n’est-ce pas, Max ?
— Je ne sais pas, mademoiselle Sheela. La rouille… elle ne vient pas d’ici. Les scientifiques ne comprennent pas comment elle fonctionne. En fait, son vrai nom c’est sporula martiannica, la spore martienne. Une espèce de micro-organisme que la première expédition sur Mars a ramené il y a une dizaine d’années. Une des seules traces de vie jamais trouvée sur la planète. C’étaient des spécimens morts, fossilisés depuis des millions d’années. Personne n’aurait pu imaginer…
— C’étaient des androïdes, n’est-ce pas ? Ceux qui l’ont ramenée ?
— C’est exact. La structure biologique humaine est mal adaptée au voyage spatial. Mais je vous assure, mademoiselle Sheela, que toutes ces théories concernant une action délibérée de notre part… Je n’arrive même pas à concevoir l’idée. Il faudrait pour cela que nous ayons une conscience, des désirs… c’est tout simplement absurde.
— Et puis, la rouille vous bouffe aussi, n’est-ce pas ?
— Oui, mademoiselle. Elle absorbe tout. Même les gaz et les liquides. Elle réduit tout à l’état minéral, inerte. Comme si ces millions d’années d’inactivité sur Mars avaient aiguisé sa faim au-delà de toute mesure. Elle ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’aura pas consumé votre planète.
— Arrête ! Tu n’as pas le droit de dire ça. Cette planète, c’est aussi la tienne, Max ! Papa va trouver une solution !
— Oui, bien sûr. Pardonnez-moi. Parfois, mes circuits ne fonctionnent plus correctement.
— On aurait dû te mettre à la casse il y a longtemps, oui. Et si on ne peut pas l’arrêter, il y aura toujours une Arche pour nous sauver, tu verras.
— Une Arche, mademoiselle Sheela ?
— Oui, un de ces immenses vaisseaux qui peuvent voyager…
— Je sais ce que sont les Arches, mademoiselle Sheela, mais ils ne prennent que les gens…
— Bien sûr, ils ne vont pas te prendre, idiot. Je parlais de Papa et moi.
— C'est-à-dire que mademois…
Max se tut brusquement et s’immobilisa. Il faisait cela chaque fois qu’il buggait, ce qui était de plus en plus fréquent récemment. Sheela attendit qu’il eut fini de faire ses calculs algorithmiques ou mises à jour ou elle ne savait trop quoi. Finalement, il se remit en route.
— Mademoiselle Sheela aura-t-elle encore besoin de moi ?
— Non, tu peux y aller, ballot. Je me débrouillerai seule.
L’androïde sortit sans même un hochement de tête. On ne lui avait pas inculqué les bonnes manières. C’était normal, pour s’occuper des chèvres… Sheela fit pivoter son fauteuil et se dirigea dans un doux ronronnement mécanique vers la bibliothèque. Maintenant que Papa n’était pas là, pas question de se priver de ses romances préférées qui lui faisaient toujours froncer les sourcils. Comme si le fait d’avoir deux jambes atrophiées allait l’empêcher de trouver l’Amour avec un grand A.

***

Dehors, Max se redressa après avoir planté une jeune pousse. Elle n’aurait pas le temps de porter ses fruits avant que la rouille n’envahisse le jardin mais c’était ce qu’on lui avait appris à faire. Il arborait pour l’occasion un superbe chapeau de paille pour se protéger du soleil. Il n’en avait pas besoin, mais les petits détails comptaient. Un vrombissement lui fit lever la tête. Un éclair de feu s’éleva lentement dans le ciel, traversant l’horizon avant de se perdre dans les nuages. Il n’y avait plus d’émissions d’actualités depuis longtemps mais les androïdes entretenaient un réseau d’informations entre eux grâce à leur radio intégrée. On disait que c’était le dernier navire à quitter la Terre, il n’y en aurait pas d’autres.
Le père de Sheela n’aurait jamais pu emmener la jeune fille. Les critères de sélection des Arches, pour ceux qui n’étaient pas immensément riches, étaient extrêmement sévères et avoir une enfant atteinte d’atrophie congénitale l’aurait définitivement disqualifié. Max pouvait comprendre qu’il eut été obligé de faire ce choix. Lui-même ne pouvait expliquer ce qu’il faisait encore là, il ne pouvait pas faire grand-chose pour elle, mais il n’avait pas été capable de l’abandonner. Peut-être parce qu’elle était, comme lui, une pièce au rebut.
La jeune pousse s’agita faiblement. Max crut d’abord qu’il ne l’avait pas enfoncée assez profondément mais il se rendit compte que ce n’était pas cela. Un léger vent venait de se lever. Le vent, c’était une mauvaise nouvelle. Les spores invisibles se répandraient plus rapidement. Il refit ses calculs en incorporant ce nouveau facteur et laissa tomber son ouvrage pour prendre le chemin menant à la maison.
Arrivé sur le perron, il se tourna une dernière fois vers le lac, là où la rouille formait comme une mousse de sang. On racontait que Mars avait autrefois abrité une puissante civilisation mais quand les premiers explorateurs étaient arrivés, ils n’avaient trouvé qu’un désert de poussière. Une poussière qui avait recouvert toute sa surface et lui avait valu le nom de Planète Rouge.
Il poussa la porte d’entrée et la referma hermétiquement derrière lui. Sheela aurait besoin de lui quand les spores atteindraient ses voies respiratoires et commenceraient leur travail de destruction. Peut-être parviendrait-il à la protéger. Encore un instant. Entretenir les jeunes pousses, même fragiles, et les défendre contre les parasites, c’était un travail qu’il connaissait bien.

 









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