mercredi 26 novembre 2014

Baiser de Pandore - Livre 2 - Premier Chapitre


Prologue



Le yacht illuminé glissait lentement sur le fleuve noir comme le ciel. Debout sur le pont, Délia regardait défiler les rives obscures. Les arbres s’agitaient d’un air menaçant sur leur passage, comme si les remous du bateau avaient éveillé les Roussalki, les esprits des filles noyées qui hantent les cours d’eau. On raconte qu’elles se balancent aux branches de saules, guettant le promeneur imprudent se hasardant trop près des rives. Certaines nagent même le long des bateaux qui passent, dissimulées dans l’écume, pour attirer au fond de l’eau ceux qui, envoutés par leur chant, se pencheraient pour les apercevoir. 



Un frisson la parcourut. La robe de fin satin noir lui donnait l’impression d’être nue. Elle s’éloigna de la rambarde, remit son masque en place et s’engagea sur l’échelle menant au pont supérieur où Igor Tourgueniev recevait ses invités. Des gens mortellement insipides. Les hommes, des parvenus arrogants, la regardaient comme un dangereux animal de compagnie et ne se hasardaient à lui adresser la parole que pour glisser des allusions sexuelles à peine voilées. Les femmes ne comptaient pas. Des objets de plaisir montés sur longues jambes dont les discussions étaient aussi vides de sens que la page des potins mondains. C’était sa première sortie mondaine depuis… Sa gorge se noua. Igor le lui avait permis parce que la fête était semi-costumée. Semi, cela voulait dire les femmes. Les hommes étaient trop imbus de leur personne pour se déguiser.
Malgré le masque, le volume des conversations baissa d’un ton lorsqu’elle fit son entrée sur le pont. Elle sentit leurs yeux sur elle, sur la fente de sa robe qui remontait le long de ses jambes. Les invités s’écartaient sur son passage comme d’une panthère semi-apprivoisée lâchée au milieu de la fête. Elle rôda au milieu de cette faune, une coupe de champagne à la main, rongée par le désir d’effacer leurs faux sourires. Elle-même n’en était plus capable. Elle s’étonnait chaque matin de ne pas découvrir dans le miroir deux rides de dégoût au coin de ses lèvres. Elle se sentait maudite, condamnée à servir à jamais ces démons sans âme.
 Igor se tenait à l’autre bout du pont, en grande conversation avec un groupe d’hommes en smokings qui lui firent penser à un quatuor à cordes. Elle s’avança vers eux, éteignant les conversations sur son passage comme on souffle des chandelles. Les hommes s’interrompirent à son approche. Il y avait un Anglais, long et morne, deux Russes ivres comme des cosaques et un Italien aux yeux sombres qui la déshabilla du regard. La façon dont il retint sa main un peu plus longtemps que nécessaire était sans équivoque. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu un homme, un vrai. La rage en elle se mua instantanément en quelque chose de plus sombre.
Son arrivée gênait visiblement les hommes qui se bornèrent à échanger des banalités en la regardant de biais. Elle s’excusa et se remit à rôder parmi les invités. À l’autre bout de la pièce, un prestidigitateur s’évertuait à égayer cette fête moribonde. Elle s’assit au pied de l’estrade pour observer ses tours de passe-passe. Peut-être pouvait-il la faire disparaître elle aussi.  Un picotement à la nuque la força à se retourner. Aucun regard ne croisa le sien mais elle était sûre que quelqu’un dans l’assemblée avait son attention fixée sur elle. Avec un peu de chance, le bel Italien. Elle sentit l’excitation de la chasse et se leva lentement. Pour sa première sortie publique, il fallait qu’elle tue ou qu’elle fasse l’amour, peut-être même les deux.
Elle se dirigea vers l’arrière du pont et poussa une porte blanche à peine visible qui menait au carré de l’équipage. En bas d’une volée de marche, elle pénétra sans allumer dans la pièce qui servait de cuisine et de salle à manger pour le personnel. Aucun invité n’oserait s’aventurer jusqu’ici, les marins quant à eux étaient perchés sur la passerelle de navigation d’où ils bénéficiaient d’une vue plongeante sur les décolletés des superbes créatures masquées évoluant sur le pont. Elle alluma une cigarette et attendit dans la pénombre. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et se referma. Elle ne pouvait voir qui était entré mais le parfum brut trahissait une présence masculine. La silhouette s’approcha. Des mains s’insinuèrent dans la fente de sa robe. Délia était déjà humide et se mit à gémir dès que les doigts avides la touchèrent. L’homme la repoussa en arrière, la forçant à s’allonger sur le plan de travail, les jambes dans le vide. Il arracha sa culotte de soie noire, la saisit par les hanches et la pénétra brutalement, sans préliminaires. Sans même lui ôter son masque. Elle se mordit la lèvre et s’arc-bouta pour mieux l’accueillir. Elle était comme la lionne ivre de furie sanguinaire qui s’ouvre aux assauts du mâle pendant qu’elle déchire la gorge encore palpitante de sa proie. L’homme la possédait avec une sauvagerie animale qui arracha à Délia des plaintes étouffées jusqu’à ce que son ventre soit inondé de leur jouissance mêlée. L’homme se retira, s’essuya sur un torchon et repartit sans un mot. Délia resta immobile dans l’obscurité, sa cigarette brûlant encore sur le bord de l’évier. Elle attendit quelques instants avant de se relever et de rajuster sa robe, abandonnant sa culotte où elle était tombée. Elle sentait encore le sexe lorsqu’elle rejoint le pont supérieur, le liquide chaud coulant à l’intérieur de ses cuisses.
— Où étais-tu passée ?
Igor lui barrait la route, la vrillant de ses yeux noirs. Elle haussa les épaules et alluma une autre cigarette. Comme il insistait, elle lui saisit la main et la passa sur son entrejambe encore humide. Il retira sa main comme si elle l’avait mordu et la gifla violemment, laissant une marque rouge sur sa peau.
— Rentre dans ta cabine. Je m’occuperai de toi plus tard.
Il prenait plaisir à l’humilier devant ses hôtes, affirmant sa supériorité sur la bête de proie qu’il avait capturée. Mais ne savait-il pas qu’il est dangereux de priver un fauve de son espace de chasse ? Délia traversa la pièce, un rictus aux lèvres. Elle attrapa une coupe de champagne au vol et disparut dans l’escalier menant aux cabines supérieures. Deux gardes du corps l’avaient suivi. Elle claqua le panneau d’acajou et le verrouilla. Si Igor voulait s’occuper d’elle, il lui faudrait d’abord défoncer la porte. Les multiples miroirs de la pièce lui renvoyèrent une image qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps, des yeux durs et tranchants, une bouche enflammée comme une tache de sang.
Sans même ôter son masque, elle laissa tomber la robe à ses pieds et resta nue face aux visages reflétés qui la contemplaient sous tous les angles. Le coït brutal dans la cuisine n’avait pas assouvi sa fureur. Sous le regard moqueur de ses doubles de verre, elle se mit à se caresser sans pudeur. Bientôt, ce n’était plus elle mais son image multipliée qui explorait ses parties les plus intimes, la forçant à s’ouvrir à des caresses obscènes, meurtrissant sa chair jusqu’à lui arracher des gémissements. Elle sentit l’orgasme monter en elle comme une série de vagues la heurtant de plein fouet pendant qu’une myriade d’yeux cruels observait le viol de son corps. La violence des spasmes masqua ses propres cris, elle se cambra dans un dernier sursaut et retomba, épuisée, sur les draps de satin.
Repue de son plaisir et de sa douleur, la bête se mit à recéder à l’intérieur d’elle-même jusqu’à disparaître de sa conscience. Délia ferma les yeux pour ne plus voir son image reflétée à l’infini. Quelque part dans l’ombre, une présence maléfique palpitait encore, si faible qu’on aurait pu la prendre pour le souffle rauque de sa respiration.




Paris,
Janvier 1995



La lueur blafarde du soleil hivernal pointait à travers les rideaux comme la promesse d’un autre jour de désespoir tranquille. Tentant de lui échapper, je me réfugiai sous la couette, cherchant machinalement de la main le contact d’une chair douce contre laquelle me réchauffer. Le lit était vide, les draps froids. Les vieilles habitudes ont la peau dure et mes neurones refusent de fonctionner le matin. Ce devait être l’âge, ou la bouteille vide qui trainait sur le tapis.
J’arrachai ma carcasse du lit et me dirigeai en boitant vers la salle de bains. Ma vessie soulagée, je tâtonnai jusqu’à la cuisine pour me fixer une tasse de café noir. L’arôme s’échappant de la cafetière italienne provoqua des remous dans ma conscience et j’en profitai pour essayer de me rappeler quel jour on était. N’arrivant à aucune conclusion définitive, je décidai d’attendre le deuxième café avant de solliciter à nouveau mes faibles ressources mentales. La sonnerie stridente du téléphone m’ôta définitivement cette peine.
— Bonjour patron, claironna une voix de femme qui manqua me déchirer le tympan. Il est huit heures vingt !
Qu’est-ce qui lui prenait de m’appeler à cette heure-ci ? Durant le week-end en plus.
— Patron… on est vendredi. Ça va ?
Vendredi ? Je me sentais complètement déphasé, probablement le décalage horaire.
— Votre dernier voyage remonte à trois semaines, et c’était pour une affaire à Perpignan. Vous avez encore bu ?
Perpinyà, ce n’était plus vraiment la France. Même leurs panneaux étaient incompréhensibles. La voix impitoyable de ma secrétaire balaya mes objections si loin qu’elles disparurent à travers la fenêtre entr’ouverte.
— Je vous rappelle que vous avez rendez-vous avec une dame qui a l’air pleine aux as. Elle est déjà passée hier à l’agence. Comme vous étiez absent, je lui ai demandé de revenir ce matin. Vu que les clients ne se bousculent pas au portillon, je voulais m’assurer que vous seriez là.
Je lui demandai, gentiment, de baisser le volume. Je n’étais pas sourd.
— Je ne hurle pas, faut régler votre sonotone. Et je ne suis pas votre chaton. Vous voulez que je vous rappelle dans un quart d’heure, pour être sûre ?
Je l’assurai que ce ne serait pas nécessaire et que tout était encore parfaitement fonctionnel chez moi, puis raccrochai pour éviter d’autres dommages auriculaires. Samantha était une chic fille mais elle prenait mes affaires personnelles un peu trop à cœur. Enfin, c’était au moins une chose que je n’avais pas perdue depuis que j’avais quitté la police suite au fiasco de l’affaire Delatour .
À l’exception d’une balafre virile sur le front et de ce bruit de fuite d’eau dans la tête, je pouvais dire que je m’en étais tiré à bon compte. Après les menaces de Michel Darseniac de la DST, je m’étais attendu à me voir inculpé de collusion avec des services secrets étrangers et jeté dans je ne sais quelle oubliette réservée aux ennemis de l’État. J’avais quitté l’Hôtel Dieu par une sortie latérale pour éviter le comité d’accueil. Mon vieux pote Ariel m’attendait dans sa voiture modèle et j’avais failli péter un point de suture en voyant ses lunettes noires.
Ma dernière action en tant que commissaire de police avait été de me rendre au Quai des Orfèvres restituer mon chardon  et mon pistolet de service. Ma démission ne les avait pas calmés pour autant. Pour faire bonne mesure, ils avaient muté mon coéquipier aux Archives, un enfer souterrain de couloirs illuminés au néon, où l’odeur de papier moisi fait office d’oxygène et où rodent des êtres étranges dont l’allergie à la lumière du jour cache probablement une soif de sang humain.
Darseniac ne s’était plus manifesté, et pour cause. Quelques semaines après les faits, j’appris qu’il avait été laissé pour mort sur une voie transversale du bois de Boulogne. Ses agresseurs n’avaient pas été retrouvés. La rumeur disait qu’on lui avait confié une mission d’infiltration dans les milieux de la drogue et que ça avait mal tourné. Connaissant les services secrets, je prenais avec de très longues pincettes les informations qu’ils laissaient filtrer. Le lien avec l’affaire Delatour était encore trop frais. J’évitais, depuis, les rues mal éclairées, les sous-bois solitaires et les longues balades nocturnes.
Quant à Délia Olevnaya, elle avait complètement disparu des radars. Personne n’avait parlé de son évasion, pas même le dernier des torchons à scandale. L’affaire avait été classée avec le sentiment que justice était faite. C’était sans doute à cela que je devais d’être encore en vie.
Ma démission de la police n’avait pas pour autant effacé l’ardoise. J’avais été incapable de retrouver un boulot, même dans les boîtes qui recrutaient les ex-flics. J’avais dû développer un sérieux cas d’halitose parce qu’ils ne m’accordaient même pas de rendez-vous. J’avais déjà entendu parler de cette malédiction qui frappe les gens qui ont eu le malheur de déplaire aux cercles du pouvoir. J’avais trouvé cela exagéré à l’époque mais force était de constater que j’avais eu tort. J’étais marqué et personne, nulle part, ne lèverait le petit doigt pour moi. J’étais le pestiféré de service.
Les banques font partie du circuit apparemment parce que j’en étais venu à penser que ma seule option était de me mettre à mon compte mais j’ai rapidement déchanté. Pas de soutien à espérer de ce côté-là non plus. Sans mon vieux pote Ariel, j’aurais probablement échoué dans la rue. Grâce à ses connexions, il m’avait épaulé pour réunir une partie des fonds pour monter mon affaire et mes anciens adversaires avaient fourni le reste. Quand mes pairs me tournaient le dos, les fripouilles sont arrivées à la rescousse. Le fait d’être un paria de la maison poulaga avait le bénéfice inattendu de m’octroyer certaines lettres de noblesse auprès d’eux et ils investirent sans discussion dans ma petite entreprise. Comme ils disaient : en affaires, si on ne pouvait même plus faire confiance à un poulet…
C’est ainsi que j’avais pu ouvrir une modeste agence de détective privé, fièrement baptisée « Hawk Eye », l’œil du faucon, en souvenir de mon vieux pote Sam Spade . Une de mes premières actions en tant que directeur avait été de débaucher Samantha en lui offrant le double de ce qu’elle touchait au Quai des Orfèvres, ce qui n’était pas trop difficile vu les salaires de misère octroyés dans la police. J’avais également proposé à Ariel de quitter les Archives pour me rejoindre. Sa femme Rachel s’y était longuement opposée, craignant que ma poisse légendaire ne déteigne sur son mari, mais elle avait finalement cédé, à l’immense soulagement des gars des Archives que la manie maladive de rangement d’Ariel avait jetées dans un chaos complet. Son pot de départ restera probablement dans les annales de la Tour Pointue.
Nos premiers boulots à Hawk Eye avaient été ceux que les autres agences ne voulaient pas toucher avec le bout d’une brosse à chiotte. Mais, petit à petit, nos affaires prirent de l’essor et la compagnie montra ses premiers bénéfices, à la grande joie de mon ex-femme qui en profita pour m’envoyer les huissiers. Une vague histoire de pension alimentaire en retard.
Nos locaux, situés en fond de cour près du quartier de la Bastille, n’étaient pas flamboyants. En fait, le seul objet qui avait un peu de classe était la tête de faucon argentée qui décorait la porte d’entrée, une idée de Samantha. Mais c’était chez nous et nous n’avions de comptes à rendre à personne. Tout compte fait, malgré les factures, être son propre patron, ce n’était pas si mal.
J’arrivai à l’agence avec une demi-heure à tuer. Samantha tenait la réception en se polissant les ongles, m’offrant le genre de vue plongeante dans son décolleté qui justifiait la paie exorbitante qu’elle s’octroyait chaque mois. Je n’avais rien à dire, elle était la seule à vouloir s’occuper de la compta. Non content d’être une inépuisable source de plaisir pour les sens, Sam apportait à l’agence un sens pratique dont Ariel et moi étions totalement dépourvus.
Après m’être mis au courant du planning de la journée, qui se résumait à ce rendez-vous matinal, je me retirai dans l’unique bureau pour y attendre notre mystérieuse cliente. Samantha avait préparé un grand pot de café noir, c’était vraiment la secrétaire idéale. J’étais en train de consulter les torchons du jour, essayant vainement d’en tirer une seule information utile, lorsqu’on frappa à la porte. Ma charmante secrétaire s’effaça pour laisser entrer une femme d’un âge certain. Je me levai et serrai délicatement sa main potelée. Sa bouche fine était étirée dans un sourire, mais peut-être était-ce l’effet du lifting.
— Monsieur Heyland, c’est un réel plaisir de vous rencontrer.
Elle était petite et accusait un embonpoint qui lui conférait un air sympathique. Elle s’installa dans l’unique siège, retira son chapeau à bord large et s’éventa avec. Je fouillai dans mes souvenirs mais ne pus mettre un nom sur son visage.
— Camille Winterbottom. Je suis une amie d’Evoline de Tregonzac.
Je souris bêtement. Le dernier nom avait un air vaguement familier mais sans plus.
— Vous la connaissez sous le nom d’Evoline Delatour. Depuis le décès de son mari, elle a repris son nom de jeune fille.
Il n’était pas encore midi et on n’était pas le premier mercredi du mois, pourtant j’entendis distinctement les sirènes antiaériennes. J’avais récupéré quelques clients issus de mes anciens contacts à la Criminelle mais j’avais l’affreuse prémonition qu’il ne s’agissait pas de cela.
— Vous vous souvenez évidemment de Julien Delatour. C’était votre dernière enquête en tant que commissaire de police. On n’oublie pas son dernier cas, n’est-ce pas ?
Ce n’était pas celui dont j’étais le plus fier. Ni un auquel j’avais l’intention de me frotter dans un futur même très éloigné, disons après ma mort.
— Ne vous sous-estimez pas. D’après Evoline, vous étiez le seul policier sur l’affaire qui ait montré, je cite, des cojones. Pardonnez-moi l’expression, ce sont ses propres mots et je n’en trouve pas de plus adaptés. Je comprends, maintenant que je vous vois, ce dont elle voulait parler.
Je dus rougir à la vue du sourire enjôleur dont elle me gratifia. Autant que je m’en souvienne, mes rapports avec la veuve de la victime étaient restés purement professionnels. Bien sûr, j’avais pris un sale coup sur la tronche mais quand même, je me souviendrais, non ? La vieille s’éventa comme si elle avait des bouffées.
— Assez badiné. Evoline serait venue elle-même, mais elle a estimé que ce serait imprudent, vu les circonstances.
Un courant froid traversa la pièce. Je me tournai machinalement vers la fenêtre mais elle était close. Mon interlocutrice n’avait visiblement rien remarqué car elle s’éventait toujours en me fixant de ses yeux pétillants.
— Evoline désire que vous repreniez l’enquête sur le meurtre de son ép...
Ma réponse fusa avant même qu’elle ait fini sa phrase. En dehors d’avoir fait une croix définitive sur cette affaire, il m’était déontologiquement impossible de reprendre cette enquête dans le privé. Même après ma démission de la police, j’étais tenu au secret professionnel. Je risquais d’y perdre une licence que j’avais eu beaucoup de mal à l’obtenir.
— Vous serez amplement dédommagé, coupa-t-elle à son tour. Votre honnêteté est tout à votre honneur, mais personne n’aura besoin de savoir que vous travaillez sur cette affaire, ou pour Evoline. C’est moi qui vous engagerai. Nous trouverons bien un motif quelconque.
Je secouai la tête et fis mine de me lever. Il m’avait fallu un an pour me remettre des séquelles physiques et morales que m’avait laissées cette histoire. Il n’était pas question que j’y replonge.
Camille Winterbottom ne se démonta pas. Elle fouilla dans son sac Hermès et en retira un bout de papier qu’elle posa sur la table. C’était un chèque. Le montant me força à me rassoir. Si c’était une plaisanterie, elle était de très mauvais goût.
— Evoline est déterminée à s’attacher vos services. Peut-être se sent-elle coupable de n’avoir pu vous défendre. Je ne sais pas. Croyez-moi, cette somme est inconséquente pour elle. Et elle vous aidera à repartir d’un bon pied.
Elle plaisantait ! Je n’avais jamais vu autant d’argent de ma vie. Les frais de l’agence seraient couverts pour une année entière, primes de Noël incluses, si nous en avions eues. Mes doigts tremblaient légèrement pendant que je repoussais le chèque vers elle. Elle ne fit aucun geste pour le saisir et le bout de papier tomba en virevoltant sur le sol. Madame Winterbottom laissa échapper un soupir.
— Monsieur Heyland, je ne peux pas croire qu’ils vous aient arraché les crocs en vous ôtant votre badge. Cette enquête était une farce et vous le savez. Vous seul avez essayé de vous battre pour découvrir la vérité et tout ce que vous y avez gagné, c’est votre disgrâce. Allez-vous les laisser vous piétiner encore longtemps ?
J’avais démissionné avant d’avoir à affronter une quelconque disgrâce. Quels qu’aient pu être mes motifs, j’étais pleinement responsable de l’évasion d’une meurtrière présumée. J’en payais aujourd’hui le prix et il était mérité.
— Fadaises ! Vous savez comme moi que la culpabilité de cette ukrainienne était loin d’être établie. Et que ce soit elle ou un autre, l’assassin court toujours et personne ne fait le moindre effort pour le retrouver.
C’était de l’argent foutu en l’air. Cela ne ramènerait pas Julien Delatour. Même si nous arrivions à retrouver le coupable, comment son amie comptait-elle obtenir justice ?
— Ce n’est pas un esprit de vengeance qui anime Evoline. Si elle avait voulu cette fille éliminée, elle aurait pu le faire sans avoir recours à vos services. C’est une chose terrible à dire, mais elle en serait capable. Non, elle veut simplement comprendre ce qui s’est passé. Il y a un réconfort, vous savez, dans la vérité. Evoline a perdu une partie de sa vie, et personne ne veut lui dire pourquoi. Je sais ce qu’elle peut éprouver. J’ai moi-même perdu un être cher dans des circonstances qui n’ont jamais été éclaircies.
Elle s’interrompit le temps de sortir un mouchoir et d’essuyer une larme invisible.
— Mais je ne suis pas ici pour vous ennuyer avec mes histoires. Tout ce qui compte, c’est que je puisse vous convaincre d’accepter son offre. Vous avez déjà prouvé votre intégrité en refusant d’abandonner une enquête que vous jugiez incomplète, en mettant votre carrière dans la balance de la Justice. Ce qui vous est offert à présent, c’est une chance de prouver que vous aviez raison. Le vrai courage, c’est d’aller jusqu’au bout de ses convictions, quels que soient les obstacles. Evoline pense que vous avez ce genre de courage, que vous n’êtes pas le genre d’homme à vous laisser arrêter. Pourriez-vous vous pardonner de laisser passer cette opportunité de tirer cette affaire au clair et de racheter votre honneur ?
Après un quart de siècle dans la police, on apprend à se pardonner pas mal de choses.
— Pas sans mourir chaque fois un peu. Et vous n’êtes pas mort, monsieur Heyland. Nous avons tous besoin d’une raison de vivre. Est-ce que je me trompe en pensant que la quête de vérité et de justice est la vôtre ? Votre nouveau métier prouve bien que vous avez cela dans le sang.
Malgré ses airs inoffensifs, cette femme se révélait un redoutable adversaire. Je comprenais qu’Evoline de Tregonzac l’ait choisie. J’allais encore protester lorsqu’elle me dit quelque chose qui me cloua sur place. J’ouvris la bouche mais aucun son n’en sortit. Elle dut prendre mon silence pour un signe d’acceptation car elle s’empressa de sortir une large enveloppe de son sac.
— Evoline m’a demandé de vous remettre ceci. Vous n’avez pas besoin de me donner une réponse maintenant. Je vous laisse en étudier le contenu. Vous y trouverez un numéro pour me joindre. 
Elle se leva, arrangea sa toilette et remit son chapeau. Toujours muet, je serrai la main boudinée qu’elle me tendit.  Une lueur malicieuse s’alluma dans ses yeux, comme une pensée amusante qu’elle garda pour elle-même, puis elle sortit.
Sur mon bureau, l’enveloppe brune était tapie comme un fauve patient pendant que les ombres du passé rôdaient sur les murs. Le froid de la pièce s’était insinué jusqu’à mes os. Seul mon cœur brûlait encore dans ma poitrine. Les mots qu’elle avait prononcés tournaient dans ma tête et je n’arrivais pas à les faire taire.
— Nous avons retrouvé la fille, monsieur Heyland. 




***


Je contemplai l’enveloppe posée sur le bureau en proie à la terrible fascination que peut exercer sur nous le fruit défendu, dans ces moments où la raison hurle de ne pas succomber mais où une sourde pulsion nous projette vers notre perte. Ma main s’avança vers l’enveloppe sans que je puisse la retenir.
Les trois photos, en noir et blanc, étaient légèrement jaunies. Elles avaient été prises le même jour, au téléobjectif. La première montrait une femme descendant d’une Bentley de couleur claire. Elle portait des lunettes noires et un capuchon de fourrure dissimulant en partie ses traits. La deuxième photo la montrait au bras d’un homme d’une trentaine d’années, plus petit qu’elle. Il avait le teint clair, les yeux sombres et une masse de cheveux rebelles. Elle avait rabattu sa capuche et ôté ses lunettes. Le décor était plus visible et me parut vaguement familier. Sur la troisième et dernière photo, le photographe l’avait surprise alors qu’elle s’apprêtait à remonter en voiture et jetait un dernier regard en arrière comme si elle avait senti qu’on l’observait. Elle fixait l’objectif. La contraction de mon cœur à replonger dans ses yeux gris ne me laissa aucun doute. Ce n’était pas une expression d’elle que je connaissais pourtant. On aurait dit que son regard était un bloc de glace.
Je retournai les photos. Elles portaient un cachet en caractère cyrillique. Pas de date. D’autres documents s’étaient échappés de l’enveloppe. Un avis de recherche jauni que quelqu’un avait traduit à la main. Il émanait du commissariat central de Moscou et concernait une certaine Délia Olevnaya, un mètre soixante-dix, seize ans. Pas de photo mais un portrait-robot qui ne lui ressemblait pas. L’avis ne précisait pas de chef d’accusation mais était signé A. Brejinsky, chef investigateur. L’autre papier était un article en anglais sur les oligarques russes, découpé dans un magazine mondain. Quelqu’un avait encerclé le nom d’Igor Tourgueniev en légende d’une photo le montrant sablant le champagne, un plantureux mannequin pendu à son bras. C’était le même homme que sur les photos. Evoline avait bien fait son travail.
 J’alignai les pièces sur le bureau, mes yeux revenant sans cesse aux trois photos. J’avais l’impression de manipuler les morceaux d’un puzzle. Un parfum familier me tira de mes réflexions. Samantha se tenait dans l’encadrement de la porte.
— Alors, patron ? Vous allez prendre l’affaire ? Nous n’avons pas encore couvert le loyer ce mois-ci.
J’étais incapable de parler. J’avais sans m’en rendre compte griffonné des dessins géométriques sur l’enveloppe brune. L’un représentait un pendu, l’autre une toile d’araignée. Il me sembla que j’allais éclater en larmes d’un instant à l’autre. C’était stupide, il ne fallait pas que Sam me voit comme cela. Je ramassai le chèque, le fourrai dans l’enveloppe avec les autres documents et enfilai mon manteau. Samantha déplaça son corps de rêve pour me laisser passer. Je sentis ses yeux inquiets dans mon dos alors que je franchissais la porte ornée du faucon d’argent, encore enveloppé de son parfum musqué.
Fuyant le bruit et l’animation de la place de la Bastille, je m’enfonçai dans les ruelles transversales qui descendent vers la Seine. L’air était humide, un air de janvier. Je resserrai mon imperméable ; le geste me rappela le jour où je l’avais aidée à s’enfuir de Sainte-Anne. Pourquoi la seule mention de son existence suffisait-elle à me mettre dans des états pareils ? Je tirai rageusement sur ma cigarette. Un groupe de pigeons faméliques s’éparpillèrent à mon approche dans un envol de plumes et de roucoulements courroucés.
J’avais essayé de l’effacer de ma mémoire et de mon existence. Ce n’était pas tant le fait d’avoir fait de ma vie un champ de ruines, il y avait longtemps déjà que je fonçais les yeux fermés vers un mur inévitable. Non, je lui en voulais de ne pas vouloir disparaître et me laisser en paix. Que lui avais-je donc fait pour qu’elle vienne me hanter ainsi ?
Je continuai à marcher au hasard des rues, essayant de distancer ma rage, d’échapper à la douleur sourde qui me déchirait le cœur. Lorsque je pris à nouveau conscience de ce qui m’entourait, j’avais atteint les quais. Au loin, la silhouette de Notre-Dame dominait le paysage tel un gigantesque vaisseau de pierre prêt à prendre son envol. Je m’arrêtai au milieu du pont traversant la Seine. Une longue péniche de transport déchira paresseusement la brume. Je me laissai bercer par le lent rythme des flots, par les sons étouffés de l’hiver, jusqu’à ce que le vent glacial m’oblige à chercher refuge dans un bistro aux vitres embuées. Quelques habitués s’alignaient au comptoir, échangeant des remarques désabusées sur les résultats consternants de notre équipe de foot. Ils auraient dû y être habitués, depuis le temps, mais paraissaient entretenir un espoir fou, une espèce de foi irraisonnée comme on n’en trouve que chez les grands mystiques. Je m’installai dans un coin reculé et commandai un vin chaud.
J’avais cru, en quittant le Quai des Orfèvres, que je pourrais échapper au passé mais il était revenu au galop. Je repensai au vieux proverbe tibétain qui disait : « Lorsque deux chemins s’offrent à toi, choisis le plus difficile. » Mais je n’avais même pas le luxe d’un second chemin. Je finis mon verre, réglai l’addition et poussai la porte du café. Dehors, le froid de la ville m’attendait patiemment, un froid qui m’accueillit comme un vieil ami. 




***


Je ne rentrai pas directement à l’agence mais flânai dans les rues, d’un bar à l’autre, retardant le moment de retourner à l’enveloppe brune sur mon bureau. Je n’avais rien mangé et lorsque j’arrivai à destination, le monde s’était paré de couleurs plus vives et d’un gracieux balancement. Sam allait me tuer. En secrétaire dévouée, elle s’efforçait de pallier mon irresponsabilité de célibataire en faisant fonction d’épouse auxiliaire. Vu l’état dans lequel je m’étais mis, je n’allais pas y couper. La cruauté des femmes. Arrivé devant l’enseigne au faucon d’argent, je fus pris d’une irrépressible envie de fuir mais une bourrasque me poussa à l’intérieur.
À mon grand soulagement, Samantha était occupée avec un client. Ou un livreur, plus probablement. L’homme se retourna à mon approche et je vis qu’il s’agissait du garçon coiffeur d’à côté, un éphèbe dont le pull-over étroit épousait la superbe musculature. Samantha bredouilla des explications confuses tandis que l’Adonis me contemplait avec un rictus de défi avant de sortit en faisant rouler son jeans moulant. Je ne savais pas où Sam allait les dénicher. Ne savait-elle pas que la plupart des coiffeurs étaient homos ? Ma douce employée fit la moue.
— Ça m’étonnerait vu la façon dont il matait mes nichons. Vous savez, patron, c’est important pour une nouvelle firme comme la nôtre d’établir de bonnes relations avec le voisinage. Ce gars-là voit beaucoup de monde dans son métier. On appelle ça du Public Relations, mais vous êtes sans doute trop vieux pour connaître.
J’appréciais sincèrement les efforts qu’elle déployait pour assurer la bonne marche de l’entreprise, mais je préférais qu’elle s’abstienne de fréquenter pendant les heures de boulot des jeunes gens qui n’en voulaient qu’à son corps de rêve. Elle ignora le subtil sous-entendu et m’annonça qu’Ariel était arrivé.
— Il vous attend dans le bureau. Vous avez l’air bizarre, patron, vous avez bu ?
Je prétextai avoir un dossier urgent à traiter. Elle n’avait qu’à prendre un rendez-vous si un client se pointait.
— Si jamais un tel miracle se produit, je n’y manquerai pas, bougonna-t-elle en reboutonnant d’un cran son décolleté.
Ariel était assis à ma place. Les locaux étant trop exigus pour que nous ayons chacun notre bureau, nous avions convenu de partager celui-ci en établissant un système de rotation. Ce qui m’ennuyait quand même, c’était l’énorme sandwich dans lequel il mordait à pleines dents. Les taches de gras sur les dossiers, ça fait désordre.
— Salut, Paul. Je n’ai pas eu le temps de grailler alors j’ai pris un truc sur le pouce. 
Il tendit un index luisant vers l’enveloppe posée sur mon bureau.
— Sam m’a dit que tu avais reçu une cliente ce matin. Paraît que c’est lié à l’affaire Delatour.
Il marqua une pause, prit une autre bouchée qu’il mastiqua pensivement. Je pouvais toujours compter sur lui pour conserver un peu de bon sens dans les pires situations.
— Avec tout le respect que je te dois, Paul, cette affaire ne t’a apporté que des ennuis. Il y a des trucs comme ça qui vous portent la poisse. On ne peut rien y faire, c’est écrit. Ce cas est un véritable poison.
Un poison qui coulait encore dans mes veines. Comment peut-on fuir quelque chose qui vous colle à la peau ? Ariel leva les bras et un sandwich au ciel.
— Ay’ hima ! C’était trop beau pour durer !
J’ignorai ses lamentations et lui repris l’enveloppe avant qu’il n’en salope le contenu.
Lors de l’enquête Delatour, il avait fait appel à un contact en Russie, ça pourrait aujourd’hui nous être utile.
— Andrej ? Oui, bien sûr. Il est à la criminelle. Nous nous sommes connus lors d’un stage que j’ai fait à Moscou, une tentative d’échange culturel entre les polices de nos deux pays. Mais c’était au printemps. À cette période de l’année, la terre est tellement gelée qu’ils n’enterrent même plus leurs morts.
Je lui montrai le vieil avis de recherche. Son ami Andrej pourrait nous aiguiller au sujet de l’investigateur qui l’avait émis. Il était quelle heure à Moscou ? S’il pouvait l’appeler, mais pas d’ici, notre ligne téléphonique était sans doute percée. Cela nous donnerait un point de départ. Et il n’avait qu’à prévoir des vêtements chauds. Nous partions dès que Sam aurait obtenu les visas.
Ariel soupira, marmonna quelques mots en yiddish et quitta le bureau. Resté seul, je ressortis les photos de Délia, essayant de percer le secret tapi derrière le pâle liquide de ses yeux, de déchiffrer les messages que la lumière écrivait sur sa peau. En revoyant son image, j’eus l’impression de me pencher au bord d’un gouffre. La simple vue de son visage ramenait des émotions étranges. Un vertige qui m’entraînait malgré moi. Je fermai les yeux et écoutai le bruit de sang tombant goutte à goutte qui ne m’avait pas quitté depuis notre dernière rencontre. La porte s’entrouvrit pour laisser passer la tête blonde de Samantha.
— Alors, c’est oui ?
Je me levai et lui tendis le chèque. Lorsqu’elle vit le montant, elle laissa échapper un cri et se colla à moi pour me déposer un baiser sur la joue, sa poitrine ferme poussant délicieusement contre la mienne.
— Patron, j’ai toujours cru en vous. Je vais pouvoir rattraper toutes mes primes en retard et m’acheter cet ordinateur portable dont j’ai tant besoin.
Son bonheur faisait tellement plaisir à voir que je n’eus pas le courage d’ergoter sur le fait que je ne me souvenais pas avoir vu mention de primes dans son contrat d’embauche. Il est vrai que j’étais, ce jour-là, plus occupé à mater la lisière de sa mini-jupe que les papiers qu’elle m’avait fait signer. Le parfum sucré de son rouge à lèvres s’attarda sur ma joue et je levai machinalement la main pour essayer d’en conserver la trace.
— Je vais mettre le chèque à la banque au cas où la vio… notre cliente se ravise.
Elle enfila sa veste et sortit dans un déhanchement à vous filer des sueurs. Elle avait défait d’un bouton le haut de son chemisier. L’avenir n’était peut-être pas aussi sombre que je l’imaginais.





[1] Détective privé, héros du roman Le Faucon Maltais de Dashiell Hammett

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