samedi 8 novembre 2014

Être écrivain aujourd’hui, ou l’art de la débrouille, façon soviétique



Il y avait deux choses 

qu’un Européen arrivant en Russie à l’ère soviétique et dans les premières années de la Restructuration (Perestroïka) remarquait aussitôt : un, que les Russes pouvaient instantanément détecter que vous n’étiez pas « un des leurs » et deux, que leur expression favorite était « faut savoir se débrouiller ». 

Pour le point un, il n’y avait pas de remède. Les étrangers restaient des étrangers, ils étaient les pigeons qui payaient tout au centuple et n’avaient aucune chance de pouvoir faire un jour partie de la communauté. C’était comme ça. Non pas que les Russes soient un peuple fermé, bien au contraire, mais il y avait eux et les autres. Un abîme culturel séparant le natif de quiconque venait d’ailleurs. L’aspirant écrivain qui déboule dans le monde de l’édition traditionnelle connaît bien cette sensation.
Mais là n’est pas le sujet qui nous intéresse aujourd’hui.


Non, ce qui nous intéresse, c’est le point deux. La débrouille. Outil indispensable pour la survie dans une société livrée à elle-même lorsque ses dirigeants se sont retranchés dans leurs tours fortifiées avec un impitoyable service d’ordre à leur botte. Je ne fais pas de politique et je ne fais pas l’apologie d’un système ou d’un autre, il s’agit simplement d’une analogie. Il suffisait, arrivé à Moscou, de se balader dans les rues pour se rendre compte de la façon dont les Russes vivaient. Dans les supermarchés et les boutiques, il n’y avait rien. Des étagères vides à presque tous les rayons. ‘Aller faire les courses’ n’avait pas le même sens qu’ici, on ne partait pas avec une liste mais avec l’espoir de trouver quelque chose. Les achats, on les faisait au gré de son itinéraire. Partout, dans les endroits les plus insolites, les gens dressaient une table pliante ou un morceau de tissu et vendaient ce qu’ils avaient. Sur les trottoirs, sur le pas de leur porte, parfois même à leur fenêtre, dans les couloirs du métro, n’importe où. Des bigoudis, des bananes, des chatons, du shampoing, des cassettes vidéo. Rarement plus d’un type d’article par étalage. Et les gens achetaient parce que Dieu sait quand il y aurait à nouveau des bigoudis à la vente !

Même au fameux Goum, l’immense galerie marchande des tsars sur la Place Rouge. Des vitrines vides à n’en plus finir. Seules les guérites et boutiques pour touristes avaient des choses à vendre mais à des prix exorbitants pour le petit peuple.

Pour survivre, donc, il fallait glaner le nécessaire vital par petits bouts, en allant d’un endroit à l’autre. Il fallait beaucoup marcher, parfois beaucoup attendre. Les Russes portaient en permanence sur eux un filet à mailles, un avosta, qui veut dire un « au cas où ». Quand les sacs plastiques sont arrivés d’occident, ils ont eu énormément de succès. Si vous voulez faire plaisir à une amie russe, offrez-lui un sac en plastique. « Au cas où » parce qu’ils ne savaient jamais ce qu’ils allaient trouver, le repas du soir, un jouet pour le gosse, un petit rien qui leur permettrait de faire plaisir à leur femme.

Curieusement, ces gens-là, quand vous appreniez à les connaître, étaient pleins de joie de vivre, de curiosité enthousiaste et d’une générosité sans borne. Ils savaient qu’il « faut savoir se débrouiller » et, quelque part, cela rendait leur vie plus intéressante, favorisait les échanges, la curiosité, l’entraide, toutes choses sans lesquelles il n’y avait pas de salut.

L’écrivain français est le prolétaire soviétique d’aujourd’hui. Il sait pertinemment qu’il n’accèdera jamais aux rangs dorés de l’Intelligentsia et de la Nomenklatura[1] qui dirigent sereinement l’horizon culturo-littéraire du haut de leur imprenable tour d’ivoire. S’il a eu la chance d’avoir un ou deux titres publiés, ce sera dans un acte de magnanimité vite oublié et il retournera inévitablement au rang qui est le sien après avoir touché sa maigre pitance. S’il veut survivre, il va devoir apprendre à vivre ‘à la russe’.

L’écrivain doit se munir de son avosta, son filet à mailles. Pour lui, ce sera son petit blog, son livre autoédité, ses quelques connaissances dans la blogosphère, sa page Facebook, les sites de lectures. Lentement, inlassablement, il recueillera les objets épars qu’il pourra trouver ici et là et qui lui serviront un jour, ou qu’il pourra troquer. Quelques fidèles, une critique sur un blog, un article dans un papier régional, une centaine ou un millier de lectures ici et là. Petit à petit, il avancera. Il apprendra, comme les Russes avant lui, qu’il « faut savoir se débrouiller ». Et que l’entraide est ce qui fait sa force.

Là où l’analogie devient intéressante, c’était lorsqu’on allait visiter la majestueuse librairie de Moscou, un large bâtiment de plusieurs étages où l’on était frappé, dès l’entrée, de voir que les étages avaient été envahis par des petites boutiques qui vendaient des produits divers, assez éloignés du livre. Les rayonnages poussiéreux où s’entassaient les livres à couverture morne mais seuls « autorisés par le Parti » n’attiraient pas grand monde. Alors la librairie louait une partie de ses espaces à des petits vendeurs qui faisaient entrer des clients, couvraient les frais d’entretien et les salaires des libraires lâchement abandonnés par les éditeurs officiels. Comme on dit en Russie, à la fin, ce sont toujours les débrouillards qui gagnent.    















[1] Nomenklatura : Terme russe désignant l'élite du parti communiste de l'Union soviétique. Le terme est utilisé aujourd’hui pour désigner, de façon péjorative, l'élite et les privilèges qui lui sont associés.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire