dimanche 5 février 2017

La quête d’Icare

Un premier voyage en avion, c’est un peu comme la première fille, un rite initiatique où on laisse derrière soi la chrysalide de son ancienne existence pour renaître sous une forme nouvelle, plus forte, conquérante, indestructible. Comme si ce bref parcours au-dessus des nuages avait le pouvoir de nous séparer à jamais de notre frêle enveloppe terrestre.
   

Mon premier vol, néanmoins, eut lieu très tôt, trop tôt sans doute. A cinq ans, je n’avais pas acquis de racines assez profondes pour résister au décollage brutal sans y laisser de plumes. Le reflet impitoyable de la piste blanchie par le soleil du désert, l’immensité bleutée d’une mer sans nuages où s’était égaré un voilier blanc pas plus gros qu’une vague d’écume, je m'en souviens comme mon tout premier souvenir tangible, ma mémoire s'est pleinement éveillée quelque part dans les airs. Il m’a fallu des années après cela pour retrouver la sensation de fouler le sol. Certaines proches vous diront que je n’ai jamais atterri. J’ai certainement laissé une partie de moi-même au milieu des nuages. Peut-être est-ce elle qui me souffle les images enflammées qui hantent mes songes.

Ma vie aurait peut-être été différente si mes parents avaient choisi alors un moyen plus lent de se séparer de notre terre natale. Le bateau, par exemple. Le temps de laisser le vent du désert souffler une dernière fois sur mon visage, de sentir s’éloigner les effluves des orangers en fleur, de permettre à la déchirure de se cautériser avant de poser le pied sur une terre étrangère et maudite avant même de l’avoir connue. L’avion était le moyen le plus définitif de trancher le cordon, comme ça, en quelques instants, sans un regard en arrière, laissant une plaie à jamais ouverte. À mes yeux d’enfant, c’était un voyage sans retour possible.

La première fille, et l’âge d’homme, ne sont venus l’une et l’autre que d’interminables années plus tard, des années de fureur impuissante à l’égard de ce corps maladroit qui n’en finissait plus de grandir. Moi qui avais frôlé les étoiles avant même de connaître leur nom, j’étais comme l’oiseau qui a pris son essor sans laisser à ses ailes le temps de pousser, agitant les moignons de mes bras dans un vain effort pour échapper au giron possessif d’une terre noire et lourde sous laquelle était enterrée tous les rêveurs qui m’avaient précédé.

Crucifié au sol, je passais des heures à contempler les nuages, en apprenant toutes leurs formes, leurs infinies variations. Je pouvais, en fermant les yeux, partir avec eux vers des mondes inconnus et étranges, peuplées de femmes à demi voilées et d’indiens taciturnes aux yeux de braise. La nuit tombée, recroquevillé dans la chaude embrasse de la lampe de chevet, je courais avec Œil-de-Faucon dans les forêts de l’Hudson, sillonnais les mers à bord de l’Hispaniola de Long John Silver ou bravais avec Ulysse le chant envoûtant des sirènes.   

Était-ce une coïncidence que la première fille s’appelât Hélène ? Blonde et diaphane, si douce que j’osais à peine la toucher, elle se vengeait dans mes bras d’un amour trahi, mais comment pourrais-je lui en vouloir, elle qui m’a libéré ? Si l’on érige un autel à la gloire de la féminité, je veux qu’il ait la forme de son jeune corps dénudé, au moment même où ses petites dents pointues mordaient mon cœur comme pour le dévorer. Le voyage fut court, l’atterrissage brutal, mais quand elle me déposa sur l’autre rive, seul avec mon baluchon, j’étais enfin devenu un homme, et le monde m’attendait.

Je ne le savais pas encore, mais mon voyage ne faisait en fait que commencer. Où que j’aille, il y avait toujours un horizon plus loin pour me défier, une promesse d’émerveillements encore inexplorés, une soif que rien ne semblait apaiser. Comme en réponse à mes prières, l’Homme Moderne s’était élancé dans une frénétique course de conquête, construisant des avions toujours plus rapides, des fusées lui permettant d’échapper à l’emprise terrestre pour s’élancer vers les étoiles, cherchant à repousser les limites que lui imposaient l’espace et le temps. Tous les aéroports du monde aujourd’hui se ressemblent, sans doute parce qu’ils sont nés d’un même rêve jamais satisfait.

Depuis ce jour, voyageur impénitent, je me laisse entraîner tel un Thésée aveugle sur de longs serpents mécaniques au cœur de labyrinthes de verre et de métal, esquivant les voix synthétiques des fausses sirènes qui leurrent le passager imprudent vers des paradis illusoires. Los Angeles, Moscou, Copenhague, Paris, Munich, Tokyo, Marseille, Barcelone, chaque ville résonne dans mon âme sous des prénoms de femme auxquels sont accrochés des éclats de mon cœur, fragments calcinés dans l’explosion de douleur et d’extase que seule peut procurer cette envolée de la chair au-delà des nuages. Arpentant inlassablement les corridors aseptisés des aéroports, je poursuis ma quête de l’ultime voyage, celui dont je n’aurais jamais besoin de revenir.

Car je sais que tu m’attends quelque part, en bout de piste, au-delà des champs de rêves brisés, et je vole vers toi, ébloui par ta beauté aérienne, toi dont le prénom évoque toutes les villes du monde, mon dernier voyage, ma destination, mon amour.

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